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21/03/2011

Tiziano Scarpa 1a

Bloc-Notes, 21 mars / Les Saules

littérature; roman; livres

La Pietà était une des quatre institutions de la république vénitienne où l'on élevait les petites orphelines, leur offrant une éducation, un métier et une chance de s'insérer dans la société, pas seulement en leur trouvant un mari, mais en leur permettant aussi de donner des cours particuliers de musique. Certaines pensionnaires étaient membres de la formation musicale de l'orphelinat, grâce à laquelle affluaient le public, les bienfaiteurs et les donations nécessaires pour la bonne marche de cette maison de charité. La maîtrise instrumentale exceptionnelle des musiciennes de la Pietà attirait les auditeurs de toute l'Europe, surtout pendant les décennies où le père Antonio Vivaldi prêta son génie incomparable à cette institution.

Tiziano Scarpa est venu au monde dans ce lieu - une chambre de l'ancien orphelinat où Vivaldi enseignait et dirigeait ses élèves - devenu dans les années 60 la maternité de l'hôpital de Venise. Si on ajoute que son premier 33 tours reçu en cadeau était Les quatre saisons, on comprend qu'il a grandi et vécu à l'ombre de ce compositeur auquel il voue une si grande admiration. A ce dernier il consacre son dernier livre - il s'agit bel et bien d'une fiction romanesque - Stabat mater où se mêlent avec beaucoup de bonheur l'inspiration et la réalité.

Le fil conducteur du récit est celui de Cécilia, recueillie au XVIIe siècle à la Pietà. Pour échapper à l'univers austère et rigoureux de l'orphelinat dirigé par des religieuses, elle écrit à sa mère dont, avec douleur, elle imagine les contours, lui exposant sa quête identitaire, son amertume et son sentiment d'abandon. Cécilia confie aussi ses interrogations à cette tête - ses cheveux sont une masse de serpents noirs - représentant la mort et qui, magnanime, lui insufflera le souffle nécessaire pour que sa vie prenne un sens: Je ferai silence autour de toi, je ne réclamerai rien, parce qu'un jour tu me donneras tout, je t'offrirai par avance un peu de la paix qui te revient.

Et cette paix lui viendra par l'exercice du violon dont la pratique, chaque jour à l'église, suscitera l'admiration teintée d'un brin de jalousie du père Antonio Vivaldi, devant son incroyable talent. Davantage qu'un hommage au Maître, ce roman, qui baigne dans une atmosphère typiquement vénitienne, est un voyage méditatif dans l'âme des interprètes, dont la musique dévoile l'intimité mieux que les mots ne sauraient la traduire.

Nous sommes une enveloppe qui secrète de la musique. Nous sommes des fantômes qui soufflent une substance impalpable. On nous trouve belles parce que nous sommes mystérieuses et que nous diffusons de la beauté. L'artifice de la musique masque notre affliction, dit Cecilia. Plus loin encore: Nous sommes le son pur, la voix coupée du corps. (...) Nous jouons de la musique sous l'eau. Nous jouons de la musique dans le ventre de notre mère, dans les viscères de la mort. Nous sommes des poissons abyssaux et chantons de n'être jamais venus au monde. La musique se propage dans l'eau noire. Les hommes et les femmes de la ville marchent sur les rives, passent dans leurs barques. Nous sommes les sirènes qui chantent au fond de l'eau trouble, personne n'écoute notre chant noir.

Les amoureux d'Antonio Vivaldi et de Venise adoreront ce court divertissement et titillera, je l'espère, leur curiosité à propos du créateur de la Stravaganza dont les biographes depuis près de trois siècles, n'ont pas encore su délivrer tous les mystères, ni étouffer tous les rêves...  

Tiziano Scarpa, Stabat mater (Bourgois, 2011)

08:17 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère, Littérature italienne | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

18/03/2011

Miguel Syjuco

Bloc-Notes, 18 mars / Les Saules

littérature; roman; livres

Connaissez-vous le grand écrivain philippin Crispin Salvador? Né le 21 février 1937, cet auteur de romans, de nouvelles et d'essais qui dit de lui-même qu'il a vécu neuf vies, laissa, outre ses oeuvres controversées, une réputation sulfureuse derrière lui: ses soirées arrosées en compagnie de Lawrence Durrell; un certain tango au clair de lune dansé tout nu à Yaddo avec, dit-on, Germaine Greer; sa relation tumultueuse avec Anita Ilyich, une ballerine biélorusse reine du disco et adepte précoce de l'échangisme; enfin, les insultes à l'encontre de Georg Solti au Palais Garnier - traité de iota - au début du second mouvement du Deuxième concerto pour piano de Sergueï Rachmaninov. Le 20 février 2002, exilé aux Etats-Unis, on retrouve son cadavre flottant dans l'Hudson, les bras meurtris largement ouverts, une couronne ensanglantée ornant son front fracassé.

Son ami et biographe, Miguel Syjuco en personne - s'appuyant sur les écrits de Crispin Salvador, les articles de presse le concernant, le fil des actualités, les humeurs des bloggeurs se lâchant à son sujet - nous retrace l'ascension, l'exil et la chute de ce génie provocateur pour les uns, pilleur de mémoire et traître à la patrie pour les autres, dont Matador, surtout, fit couler beaucoup d'encre: une allégorie sur l'impact néocolonialiste où les Etats-Unis représentaient le matador et les Philippines, le taureau courageux - nommé Piroy Gigante - de toute évidence condamné. S'en suivirent A cause de toi, un récit épique et une attaque en règle contre les proches de la famille Marcos. Interdit aux Philippines, bien entendu, ce texte aurait pu lui valoir le prestigieux Prix Nobel décerné cette année-là - malheureusement pour lui - à Naguib Mahfouz. Reste Autoplagiaire, un volume de 2'572 pages, ses mémoires et probablement le plus personnel de ses livres, à propos duquel les critiques se perdirent en conjonctures. Quant à son dernier manuscrit, Ponts embrasés, qui promettait un règlement de comptes sans concessions, avec pour cible les autorités politiques, religieuses et aristocratiques du pays, il ne verra jamais le jour, interrompu par la fin tragique de son auteur, très attaché à ce projet: C'est une oeuvre nécessaire. Parce qu'elle les impliquera tous. Tous ces gens qui ont affirmé que l'espoir était désespéré, et qui se sont mis à mendier leur part du butin. Ou bien ils ont calfeutré leurs maisons, se sont blottis à l'intérieur, ont lu les textes sacrés, et ont attendu, ignorant que Dieu juge plus sévèrement le péché d'omission que la faute commise.

Comme la bobine d'un vieux film, l'auteur, s'interrogeant sur la mort de Crispin Salvador - meurtre ou suicide? - et de son dernier écrit testamentaire, se livre à un exercice de prestidigitation exceptionnel pour appréhender, au fil de rencontres, citations et interviews agrémentées de savantes notes en bas de pages, un personnage hors du commun qui dans la vraie vie... n'a jamais existé! Un tour de force où Miguel Syjuco va jusqu'à se mettre lui-même en scène, mêlant l'imagination et la réalité avec une rare maîtrise.

Fascinant roman dans le roman, il mélange ainsi plusieurs styles de narration pour nous conter, par le biais de l'écrivain et de son biographe, 150 ans de l'histoire des Philippines. A travers leur parcours qui offre bien des points communs - l'exil, une famille fortement impliquée en politique, la passion des hamburger et des échecs, un goût immodéré des plaisanteries - il ne craint pas de laisser transparaître les multiples contradictions forgées par les apparences et qui insufflent toute la force à ce récit: Aucun poème n'a arrêté un char, a affirmé Seamus Heaney. Auden a dit que la poésie n'a aucun influence sur les événements. Foutaises! Je rejette tout ça en bloc! Qu'est-ce qu'ils savent de la mécanique des chars? Comment peut-on évaluer les qualités balistiques des mots? Des choses invisibles se produisent dans des moments impalpables. Ce qui devrait nous empêcher d'écrire, c'est précisément ce risque d'explosion. Sinon, à quoi bon?

La vérité, pour Miguel Syjuco, n'est-elle pas dans ce rêve où lui apparaît Crispin Salvador en train de taper à la machine. Il lui dit: Tu n'es plus occupé à être mort? L'auteur réplique: Je ne peux pas mourir encore. Je suis en train d'écrire ton histoire...

Le grand Orson Welles aurait sans doute tiré de ces acrobatiques échafaudages de la création forgeant les légendes ou mythologies à venir, un film inoubliable...

Miguel Syjuco, Ilustrado (Bourgois, 2011)

08:24 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

06/03/2011

Andrés Barba

Bloc-Notes, 6 mars / Les Saules

littérature; roman; livres

Andrés Barba - l'auteur de Versions de Teresa, de Et maintenant dansez et de La Ferme Intention, auprès du même éditeur - est âgé de 26 ans à peine, quand il publie La soeur de Katia, un roman tout à fait bouleversant.

Toujours proche des fêlés de la vie, au sens moral autant que physique, il nous raconte, sous le regard d'une adolescente de quatorze ans dont nous ne saurons rien ou presque - pas même son nom - l'histoire de sa famille: un père inconnu, une grand-mère en fin de vie, une mère prostituée, enfin Katia, sa soeur aînée strip-teaseuse dans un club de Madrid et droguée. Le résumé d'un parfait mélodrame, me direz-vous... Or, il n'en est rien, car ainsi que développé dans son plus récent roman Versions de Teresa déjà présenté ici, l'écriture d'Andrés Barba est de celles qui ressemble à une corde tendue à l'extrême, vibrante, simple témoin involontaire de la fragilité de ces existences qui refusent de se briser sur le sol à la manière de funambules qui ont trop vite grandis et osent leurs pirouettes sans filet, juste pour sentir le frémissement de la vie qui les engloutit, les traverse ou les unit. Pas de place pour les apitoiements. Le regard si particulier que l'auteur jette sur ses personnages suggère au contraire une foule de questions gagnant le lecteur par une attention pleine d'empathie aux détails infinis du quotidien.

A l'opposé d'une peinture sociale, ce roman, comme dans un théâtre aux ombres trompeuses, met en lumière un petit monde de gens ordinaires, assoiffés d'amour et en ignorant le prix, baladés au gré de sentiments qui les dépassent, avec ses heurts, ses silences, ses non-dits, ses attentes. Un des passages poignants affecte la soeur de Katia, tombée sous le charme d'un jeune américain, John Turner, qui lui délivre un message porteur de douloureux prémices d'avenir: Dieu t'aime... à elle qui semble n'avoir jamais été aimée, et de ce fiasco, elle sortira grandie, dépourvue de rancune, attendrie, réchauffée: Le printemps était arrivé avec la rapidité inattendue d'une bonne nouvelle qui survient en pleine désolation. Les rues ne tardèrent pas à se remplir de nouveau de touristes aux vêtements gais avec leur appareils photo. C'était agréable de les regarder passer avec leurs chemises d'Italie, leurs chaussures de Hollande, leurs yeux d'Angleterre, si lointains il y a peu et maintenant si proches qu'elle aurait pu les toucher en tendant les bras. Comme leurs parfums étaient incroyables, et leurs sourires, leur façon de s'embrasser en pleine rue, de se dire qu'ils s'aimaient.  

Autre temps fort de ce livre, servi par des dialogues percutants, cruels et tendres à la fois: la grand-mère, sujette à des accès de démence, progressivement atteinte de la maladie d'Alzheimer et qui meurt apaisée auprès de sa fille comme ces mouettes d'un endroit d'Angleterre: Elles avaient aussi leurs lois, elles aimaient elles aussi, elles avaient des petits, elles leur cherchaient de la nourriture et, elles aussi, elles mourraient.

Katia quant à elle, révoltée contre la famille en général et sa mère en particulier, traverse la vie avec rage, mais avec drôlerie aussi - telle la description amusante de son numéro de scène avec Mora - ravie de retrouver sa soeur, comme une lueur dans la nuit des moments difficiles: Quand elle se glissa sous les draps, elle sentit la douce chaleur du corps de Katia et se serra contre elle. Le monde reprit forme, statique et simple, quand elle sentit la main de Katia lui caresser le dos. Elle ferma les yeux. Elle aurait aimé crier qu'elle était heureuse.

Même si certains thèmes récurrents plutôt sombres secouent cette délicate leçon d'amour sur fond de solitude - la nudité révélée comme un mensonge à découvert, la religion fabriquant la honte et la culpabilité, le corps voué à une inévitable déchéance au fil du temps - l'approche en demeure chaleureuse et s'ouvre à maintes réconciliations possibles dont la soeur de Katia fait figure de présence consolatrice avec ses mots simples et ses gestes empreints de douceur.

Décidément, Andrés Barba est un auteur qui mérite d'être mieux connu et partagé!  

Andrés Barba, La soeur de Katia (Bourgois, 2006) 

20:04 Écrit par Claude Amstutz dans Andrés Barba, Bloc-Notes, Littérature espagnole, Littérature étrangère | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

22/02/2011

Andrés Barba

Bloc-Notes, 22 février / Les Saules

littérature; roman; livres

Andrés Barba n'est pas le dernier venu sous nos latitudes francophones, puisque trois de ses livres - deux romans et un recueil de nouvelles -, La soeur de Katia (2001), Et maintenant dansez (2004), La Ferme Intention (2002) ont déjà été publiés aux éditions Christian Bourgois. Pourtant, ce jeune prodige des lettres, né en 1975 à Madrid - certainement l'un des écrivains les plus personnels de sa génération - demeure injustement méconnu.

Certains refrains traversent toute son oeuvre, dont l'incommunicabilité entre les êtres, qui détruit dans sa réalité cruelle les uns et déconstruit le château de cartes imaginaire des autres; la force souterraine des émotions entre vide et plein inspirant davantage de crainte que de libération; la maladie enfin, image incontournable de la déchéance physique et préfiguration de la forme humiliante de la mort rejoignant les deux thèmes précédents à laquelle répond en écho une vision plutôt féroce de la religion catholique. Sur le plan romanesque, un personnage central catalyse tout le désir et l'imaginaire des autres, et dans son dernier roman, Versions de Teresa, c'est particulièrement le cas. 

De quoi s'agit-il? Du besoin d'amour, de la fascination du désir et de la mise à nu des sentiments. Parlant très peu, enfermée en quelque sorte dans un monde inaccessible à ses proches - sa mère et sa soeur Veronica - Teresa, une adolescente de 14 ans, est de surcroît une handicapée physique. Dans un camp de vacances, elle fait la connaissance de Manuel, un moniteur trentenaire mal dans sa peau qui semble touché par la grâce de cette jeune fille. Quant à Veronica, qui éprouve pour sa petite soeur une tendresse bien réelle - mais concurrente face à sa mère et Manuel - ne ressent-elle pas le besoin de prendre sa revanche, dans cette relation à trois personnages - incapables de s'aimer eux-mêmes - qui dévie vers une transgression obscure et inacceptable? Pour qui?

Ce récit aux relations complexes n'est en aucun cas un roman sur la pédophilie. Presque lyrique et néanmoins concise, épurée de tout artifice, la langue d'Andrés Barba évite toute complaisance et traduit admirablement la peur de l'interdit, les frontières qui s'amenuisent entre la normalité et la différence, l'insatisfaction intime comme réponse à une obsession assouvie dans ce dernier cercle de la douleur et de la culpabilité de Manuel: Je l'ai utilisée - Teresa - comme une caisse de résonance, où mes propres sentiments étaient amplifiés par les siens. Elle n'était que le vide où résonnaient ces sentiments. Et ça, j'en ai honte.  

A cette image se superpose en miroir le jugement impitoyable de Veronica: C'est drôle, nu tu es beaucoup plus moche qu'habillé. (...) La chaleur te fait paraître plus vieux, ou plus fatigué, je ne sais pas. Tes pommettes deviennent toutes rouges. On dirait un enfant vieux. Tes bras sont très longs et tu as les jambes trop poilues. Tu es maigre et petit. Habillé, tu as l'air beaucoup plus fort, plus solide, mais nu et fatigué, il n'y a plus aucune vigueur en toi.  

L'amour, un cérémonial de l'exhibition, un concert de mensonges - à soi-même -, ou une leçon de choses apprise pour appréhender le réel? N'inventons-nous pas ceux que nous aimons, quand à nos pulsions ne répond que le silence intérieur - ou le vide - de l'autre? Qui donc est le plus faible et le plus vulnérable, quand le désir s'en mêle: le prédateur ou la victime? 

De ces interrogations - et de bien d'autres - ce livre tire sa force convulsive, ténébreuse, désenchantée, tel cet oiseau à l'aile casséetout près de la fin du roman - dont le vol n'est plus qu'une agonie circulaire... 

Andrés Barba, Versions de Teresa (Bourgois, 2011)

publié dans Le Passe Muraille no 85 - mars 2011

15/02/2011

Montalbano, je suis

littérature; roman; livresAndrea Camilleri, La piste des sables (Fleuve Noir, 2011)

Revoilà donc, pour la seizième fois, notre sympathique commissaire Salvo Montalbano de Vigàta - bourgade imaginaire de Sicile, flanqué de ses inséparables acolytes, Fazio, Mimi et Catarella. Tout commence par un fait insolite: Près de la plage, en face de sa demeure de Marinella, gît un cheval mort couvert de sang, fracassé avec une barre de fer. Peu après, il est victime de cambrioleurs, une première fois. Puis, une seconde fois, mais lui restituant ce qui avait été volé. A ne rien y comprendre... Pour simplifier les choses, débarque une créature séduisante, Rachel Esterman, une amie d'Ingrid, déjà présente dans plusieurs autres épisodes: un de ses chevaux a disparu... Et notre défenseur de l'ordre, outre une plongée dans le monde pas très reluisant des courses clandestines, sent le démon de la chair raviver ses instincts premiers, ce qui, bien entendu, va obscurcir pour un temps son investigation!

Sans être le meilleur des Montalbano, ce nouveau roman d'Andrea Camilleri ressemble à ces amis fidèles qu'on retrouve toujours avec plaisir, au détour d'une ruelle, quelle que soit l'humeur du moment. Avec le sourire... Si vous n'avez jamais encore lu les enquêtes précédentes, ne manquez pas La forme de l'eau, Le voleur de goûter, La voix du violon, Le tour de la bouée, La patience de l'araignée et L'été ardent: les épisodes les plus réussis, mettant au mieux en lumière les complexités de la réalité sicilienne. Tous ces titres sont disponibles en coll. Pocket.  

08/02/2011

Jeanne Benameur

Bloc-Notes, 8 février / Les Saules 

littérature; roman; livres

Des types comme Antoine, il y en a beaucoup - de plus en plus pourrait-on dire - à Montreuil ou ailleurs... Un jour, leur univers vacille, parce que leur usine va fermer, que les propriétaires vont délocaliser le travail. A l'étranger, avec une main d'oeuvre à bas prix. Et il en rage, l'Antoine, comme bon nombre d'ouvriers qui lui ressemblent: Je voulais que tout le monde comprenne. Les bénéfices, ils sont là! Enormes! Leur mise, ils la ramassent et ils la multiplient. Si maintenant, avec la crise, ils en font un peu moins, des bénéfices, et même s'ils en font beaucoup moins, ils s'en sont tellement mis dans les poches qu'ils pourraient peut-être réfléchir à ceux qui leur ont permis tout ça, à la base! C'est nous quand même! C'est notre travail! 

Ce qui différencie pourtant Antoine - le jeune héros du roman de Jeanne Benameur, Les insurrections singulières - des autres, c'est qu'il perd aussi sa femme Karima qui l'abandonne après quatre ans de vie commune. Il n'a plus rien, sinon le souvenir de celle qui lui tenait la tête si près du ciel. Oh, ce ravage, il l'a pressenti sans comprendre, dans ce désamour qui ressemblait aux modèles réduits de son père qui n'avaient jamais pris la mer. Il sent bien que quelque chose cloche entre lui et les autres, entre lui et le monde... Il est affairé, mais pris dans la tenaille de ses rapports entre patrons et employés qui lui sonnent faux ou mieux, lui semblent une imposture à la vraie vie qui se laisse ronger par le rythme et la répétition de ces jours de rien... Mais laquelle pour lui qui a tout perdu? Comment être singuliers dans tout ce pareil qui nous mine? Nous, on était qui? 

Il entrevoit peu à peu les fissures de son existence qui de son amour de l'architecture l'ont mené à l'usine: Mon père a été un ouvrier, un vrai. Moi, j'ai fait l'ouvrier.(...) Le monde que je vis aujourd'hui n'est pas le monde. Le vrai monde est celui que je pressentais quand j'étais petit et il était immense. C'est le monde que j'ai dans les mots quand je roule à moto, quand je caressais le corps de Karima, quand je touche les livres rares, quand mes mains au fond de mes poches rêvent et que j'ai les yeux levés vers le ciel ou vers une fenêtre éclairée. Il est là, le monde. Je le sais. Je l'ai toujours su. Et tout le reste, c'est pour faire comme les autres.

Or l'acier, maintenant, c'est à Monlevade - au Brésil - qu'il sera traité. Heureusement pour Antoine, il y a l'ami Marcel qui tient boutique, vend des livres dont il lit les extraits qu'il a aimés à sa défunte épouse au cimetière, rien que pour elle. Tu vois, moi j'ai des passions, les livres, ça me sauve... je traverse mes temps morts avec des gens qui ont oeuvré pour ça, ceux qui ont écrit... je les aime et je leur suis infiniment reconnaissant du temps passé devant leur table... ils m'aident à traverser. Et qu'eux soient morts ou vivants, ça n'a plus aucune importanceUn brin philosophe, notre Marcel, qui n'aime pas les gens qui ressemblent à un cimetière ambulant, et plein d'humour confie à son jeune ami que les étiquettes élimées, quand on touche à l'essentiel, ça part au lavage!

Et voici qu'un beau jour, avec Marcel, il s'embarque au pays de ce Jean de Monlevade - pionnier de la sidérurgie brésilienne -, et au fond de lui-même aussi, peut-être. Au risque de griller toutes ses économies et de revenir à la case départ, sans le sou, mais que lui importe: il a franchi le pas le plus difficile... Même s'il serait dommage de vous dévoiler toute l'histoire - sa naissance à la lecture puis à l'écriture - sachez qu'il vivra ses rêves, sans craindre de buter contre ces mots qui ne franchissaient jamais ses lèvres - un truc de mecs! -  et demeuraient comme un caillou au creux de sa poitrine. Il se sentira léger, silencieux, bien vivant, enfin. Il connaîtra aussi l'amour, éprouvant auprès de Thaïs - c'est son nom - le même sentiment que lorsqu'il tenait entre ses mains les livres rares de Marcel, quelque chose de joyeux et de solide en même tempsAvec elle, ses mots à lui vivront enfin dans un éblouissement simple et naturel.

Il prolongera le carnet de son père qui consignait ses notes et ses désirs: J'écris pour tous ceux que j'aime et ceux que je ne connais pas. J'écris pour ceux que je croise dans la rue et qui ne savent pas que sur leurs visages je vois quelque chose de la vie qui passe.

Un hymne à la liberté que ce merveilleux livre dont tous les personnages de Jeanne Benameur respirent l'authenticité, gens de peu dont les pas nous accompagnent pour longtemps - dans un style vif et concis parfois proche de la poésie - avec la voix off de Marcel qui nous répète qu'on n'a pas l'éternité devant nous. Juste la vie...

Jeanne Benameur, Les insurrections singulières (Actes Sud, 2011)

23:55 Écrit par Claude Amstutz dans Bloc-Notes, Littérature francophone | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

14/01/2011

Finie la comédie 1a

Bloc-Notes, 14 janvier / Les Saules 

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Alors que, la semaine dernière, je rassemblais quelques notes le lecture consacrées à Philippe Sollers à propos de son dernier roman Trésor d'amour qui a pour cadre Venise, j'ai pensé à cette empreinte unique - aussi personnelle que l'ADN - que laisse en nous - un peu inconsciemment - un coin de verdure, une ville, un chemin foulé dans cette curieuse grange secrète qu'on appelle la mémoire. 

Cette mémoire qui, un jour semblable à tous les autres devant l'inéluctable décrochement du corps, de l'esprit et du temps, se figera pour toujours dans le silence de Dieu, la solitude extrême ou le secret préservé, mais avant cela ravivera ces reflets de la vie, où lieux et ombres se confondront pour une minute de bonheur mêlé au vertige de la chute ou du n'importe quoi... 

Et qu'y verrai-je, tous temps confondus, entraîné par une lame de fond tout au fond de moi-même? Sans doute l'émerveillement devant l'aurore, qui me saisit presque chaque matin, quand, traversant le pont du Mont-Blanc à Genève, je vois le soleil se lever sur les Voirons, charriant ses nuances de roses et de bleu où perce la lumière du jour; la même impression et les mêmes teintes, mais plus brumeuses et douces, qui m'ont enchantées à Paris, quand je me promenais tout au long du quai des Célestins, avec vue sur l'Ile Saint-Louis et Notre-Dame, un peu plus loin; la clarté plus affirmée, au printemps - venant de Genève pour gagner Vevey - qui se révélait par la fenêtre du chemin de fer entre Pully et Saint Saphorin, avec sa vue imprenable jusqu'au bout du lac et du Valais et qui en marche vers mon lieu de travail - une librairie: qui l'eut cru! - ressemblait à un départ en vacances.

Une bande-son déroulera les moments salvateurs qui se seront confondus à des lieux mémorables: Les deux anglaises et le continent de François Truffaut dans un cinéma de quartier à Paris, un jour de pluie; les concerts de Jacques Brel et de Barbara, à Thonon-les-Bains et Genève; la dernière soirée des Proms au Royal Albert Hall de Londres; Astor Piazzolla joué au Café Florian à Venise.

A ces images se juxtaposeront à la vitesse de l'éclair, des silhouettes, des visages réels ou imaginaires, qui prennent racine sur une plage de Forio d'Ischia où j'ai connu mes premiers émois amoureux à la manière de Erri de Luca dans Le jour avant le bonheur, suivis par d'autres - en Angleterre ou en Suisse - sur lesquels je ne dirai rien, puisqu'après tout, il ne s'agit que d'une répétition générale!

Un dernier flash - en Italie, bien sûr! - me ramènera à la chapelle de San Damiano à Assise - refuge de Sainte Claire - avec le sourire, pour y avoir connu quelques fragmentsw de bonheur d'un autre monde; à Venise enfin qui me ressemble tant, où je me suis réconcilié avec moi-même, déposant sur le sol de l'église Santa Maria di Nazareth. les plus beaux souvenirs de ma vie, peines et joies confondues.

Et après? Le réveil, à 5h30, comme tous les matins avec une douce musique interrompue par le chant des corbeaux, des mésanges, des merles pour me rappeler que je suis bien vivant, que la comédie des apparences est finie depuis bien longtemps et qu'il n'est pas encore temps de se retirer, même avec élégance...

Philippe Sollers, Trésor d'amour (Gallimard, 2011)

Erri de Luca, Le jour avant le bonheur (Gallimard, 2010)

 

 

30/12/2010

Steven Carroll

9782752902948.gifSteven Carroll, Le temps qu'il nous a fallu (Phébus, 2009)

Vous souvenez-vous de L’art de conduire sa machine et Un long adieu, cette bouleversante chronique familiale des années 50, située dans les faubourgs de Melbourne ? Avec ce dernier volet, elle s’achève dans les années 70. Nous y retrouvons Vic, Rita et Michael. Une nouvelle fois, vous tomberez sous le charme de ces gens ordinaires.  Célébration mélancolique de la mémoire qui s’épanche à travers l’évocation sensible du quotidien, ce roman est aussi le témoin ironique du temps qui passe et d’un monde qui change. Eblouissant !

00:13 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Steven Carroll | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

28/12/2010

Steven Carroll

9782752902054.gifSteven Carroll, Un long adieu (Phébus, 2006)

Steven Carroll signait avec De l’art de conduire sa machine un chef d’œuvre. Il nous revient ici, avec certains personnages déjà présents dans son précédent ouvrage : Rita et Vic, le conducteur de train du premier livre, ainsi que leur fils Michael aujourd’hui fasciné par le cricket, une véritable ligne de défense selon son auteur. Photographie en sépia d’une banlieue paisible après la guerre avec son atmosphère communicative – un mélange de compassion et de mélancolie - qui s’ouvre aux résonances du monde.

00:05 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Steven Carroll | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |

27/12/2010

Steven Carroll

9782752901040.gifSteven Carroll, De l'art de conduire sa machine (Phébus, 2005)

Tout l’art de Steven Carroll consiste à nous faire partager le destin de personnages simples aux émotions brutes, contenues, violentes parfois, dans une langue précise où une économie verbale rend l’émotion plus intense encore. Situé dans une banlieue de Melbourne, nous suivons, à travers la fin des locomotives à vapeur des années 50, un monde entraîné dans la modernité, bousculant les rêves de Rita, Vic et Michael - les héros du livre - noyant les repères des uns et des autres, sans réduire à néant, malgré tout, leur instinct de survie. La fin du roman arrache les larmes, et c’est bien rare. Un des chef d'oeuvres de la décennie!

00:53 Écrit par Claude Amstutz dans Littérature étrangère, Steven Carroll | Lien permanent | Commentaires (0) | Tags : littérature; roman; livres | |  Imprimer |  Facebook | | |